La lettre bleue
Klara était pressée d’entrer, sa valise très lourde au retour de vacances l’incommodait. Il lui restait deux étages à monter, soit soixante marches. Enfin, elle est devant la porte de l’appartement. Elle frappe, puis sonne, puis frappe encore, colle l’oreille à la porte. Aucun signe de vie. Elle entend les pas derrière la porte en face, devine qu’on l’épie à travers le judas. Résignée, elle renverse le contenu de son sac à dos et trouve le trousseau enfui, qu’elle ne pensait pas utiliser, ces parents devaient être là. Elle introduit la clé dans la serrure et pousse la porte, mais un bruissement insolite associé à un obstacle la stoppe aussitôt. Quelque chose frotte au sol, juste derrière la porte. Ce quelque chose c’est… mon Dieu, l’angoisse la gagne brusquement, c’est peut-être quelqu’un. C’est pour ça qu’on n’ouvre pas la porte. Maman est tombée, elle n’était déjà pas bien quand je partais, mais où est papa ?
Klara n’ose pas forcer la porte, s’agenouille, glisse son bras dans l’interstice et tâte le sol. Elle sent sous sa main un tas de papiers, pas de corps. Elle reprend sa respiration et pousse très doucement la porte, centimètre par centimètre, prête à s’arrêter à la moindre suspicion. La peur a de grands yeux, se dit-elle un peu rassurée. Devant elle se dresse une scène apocalyptique, en tout cas c’est ainsi qu’elle la définit, haute de ses 16 ans. Une trentaine d’enveloppes, de différentes tailles et de couleurs jonchent le sol, l’une d’elles, la plus grande, est encore coincée dans la fente de la porte, par laquelle le facteur glisse le courrier. Elle referme la porte derrière elle, certaine que l’œil de la voisine ne perd pas une miette de cette mésaventure. Elle aperçoit aussitôt un mot de son père posé sur le guéridon proche.
Chère Klara, j’espère que ton séjour chez ta cousine s’est bien passé, j’emmène ta maman à la montagne, elle a besoin de l’air frais et du repos. Ses migraines sont de plus en plus interminables. Nous rentrerons dans dix jours. Tu trouveras du fromage et des légumes dans le frigidaire et une enveloppe avec un peu d’argent sur la table de la cuisine. Bisous. Papa
Pas un mot sur ce tas d’enveloppes. Qui leur écrit, la famille n’est pas très nombreuse ? D’ailleurs, elle n’a jamais vu des enveloppes aussi colorées. Elle se penche et saisit une enveloppe bleu ciel, bordée de blanc, bleu et rouge et y déchiffre par avion. Le papier est très fin, on dirait le papier de soie. Elle le caresse avec douceur, approche de son visage, aspire. Tout est nouveau : la couleur, le papier, l’odeur et l’adresse au dos ne lui disent rien non plus. Elle découvre que le courrier vient de Paris. Elle sourit, tellement heureuse : c’est certainement pour maman, elle m’a dit que pendant l’occupation, elle a rencontré un Français qui lui a offert un parfum. Il a dû la retrouver, vingt ans plus tard ! Quelle aventure ! Comme elle va être heureuse !
Klara retourne l’enveloppe et s’arrête ébahie. Le courrier lui est destiné. Comme si elle lisait en braille, elle pose son index sur son nom et glisse, lentement pour se rassurer, qu’elle ne rêve pas.
C’est peut-être une erreur, je ne devrais pas l’ouvrir… elle ramasse les autres enveloppes et les reverse sur la grande table de la salle à manger. Puis, les entasse, les grandes en dessous, les petites en dessus. Ses joues sont en feu, ses yeux brillent en elle, ses lèvres sont humides, ses mains tremblent, ses pieds trépignent. Elle reprend son souffle à nouveau, s’assoie et décidé d’examiner ce tas insolite. Rapidement, elle découvre que les enveloppes s’adressent à elle. Il ne s’agit pas d’une erreur, c’est bien écrit : Klara Nowak, ulica Lipowa nr 5, Krosno, Polska. On ne peut pas se tromper 26 fois. Elle sautille sur un pied jusqu’au bureau de son père et ramène un ouvre papier en argent massif. Il ne faut pas que j’abîme ces trésors, se dit-elle. Elle glisse la lame dans chaque enveloppe délicatement et la découpe avec délectation, d’une personne qui goûte un plat exotique, se passant la langue sur ses lèvres. Elle regarde les pays d’expédition au dos : la Russie, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, Les Philippines, l’Argentine, le Ghana, le Cuba, la France… Puis revient à la première lettre, celle de Paris. Elle sort un feuillet bleu très fin, assorti à l’enveloppe. Elle regarde la lettre comme on regarde une image, l’écriture est fine, assurée, les lettres sont parfaitement liées et forment des groupes de mots qu’elle ne veut pas lire, pas encore. Elle approche le feuillet de son visage, une odeur inconnue et. C’est le papier français qui sent ainsi ou la personne qui me l’a envoyée l’a parfumé, se demande-t-elle. Puis elle lisse la feuille délicatement de peur de l’abîmer et se penche pour la lire :
Dear Klara
My name is Dominique. I live in Paris and I am study English. I found your name in the newspaper for students. I would like to correspond with you….
Klara est désormais certaine qu’il ne s’agisse pas d’erreurs. Abasourdie, sourire naïf aux lèvres, elle ouvre toutes les enveloppes, parcourt les textes, toujours en anglais, parfois des photos et cartes postales y sont insérées… Son esprit vagabonde. Elle voyage, elle ouvre chaque lettre comme on ouvre une fenêtre pour faire rentrer l’air frais. Elle hume des cultures lointaines. Elle répète ces gestes à plusieurs reprises avec douceur, je dois être gentille avec ces lettres, ce seront mes souvenirs de ma jeunesse, murmure-t-elle.